Extrait des Confidences d'une aïeule

De BiblioCuriosa

Extrait de / Excerpt from : Les Confidences d'une aïeule.


1797.

Je donne mes contemporains au diable, il faudra bien que désormais l’on se passe de mes réceptions. Comment! cela n’est point tenable, mon goût n’est plus maître chez moi. J’ai beau faire, je ne suis point libre d’avoir seulement qui me plaît : mes salons sont envahis par le public, lequel n’est plus une élite comme autrefois, mais tout le monde. Mes réunions ne ressemblent pas mal à des fêtes où l’on paie. Les manières d’aujourd’hui sont écœurantes : on critique, on se gausse tout haut. Mes soupers ne paraissent point agréables, parce que mes potages ne puent point l’oignon. Les hommes y font des calembours depuis le premier service jusqu’au dessert, voilà leur esprit; et quant aux femmes, elles m’envient, tout en se réglant sur moi. La mode m’a volé mes évanouissements, à tel point que j’en suis moi-même excédée ; il n’y a point de soir où quatre ou cinq de mes invitées ne se trouvent mal. Toutes les autres ont des vapeurs, et je ne puis me débarrasser d’une grosse dame qui nous assomme tous avec ses spasmes à la Nina. Avec cela, des obligations qui révoltent : j’ai dû, bon gré, mal gré, prier les personnages du jour; la Tallien est venue, plus nue encore que je ne craignais, avec des diamants aux pattes de devant et aux pattes de derrière. Dieu! que cette femme est laide! Je n’ai pas voulu du mari, qui est malpropre et qui m’offense l’odorat. Barras l’a conduite; il est entré chez moi la tenant par la taille. Lui-même se balançait sur ses hanches, il était ridiculement chamarré, avec un plumet blanc sur la tête, qui heurtait les lustres. Quel mardi-gras!

J’ai fait mettre les volets aux fenêtres, et présentement je me tiens, avec mes amis de choix, dans mon boudoir en rotonde d’un style suranné, où rien n’est changé depuis la prise de la Bastille. J’y admets Julie, qui raffole de moi et moi d’elle, son fidèle amant, qui n’a été le mien qu’une fois, Arnault, Mercier, fort peu d’autres, triés sur le volet. On touche du forte-piano, on zézaie des romances; Julie, dont les bras sont beaux, joue de la harpe. L’on cause enfin, et je dirais bien qu’il n’y a plus que chez moi que l’on cause; mais les deux ou trois femmes bien que je connais se targuent toutes d’être chacune la dernière et la seule chez qui l’on fasse la conversation.

Ce qui me chagrine davantage, c’est que, dans le dégoût où je suis de ces mœurs, je ne rencontre plus personne à mon gré pour faire l’amour. Je n’éprouve même plus de ces curiosités que je vois naître autour de moi, se satisfaire et s’épuiser. La solitude de mon cœur a duré, en somme, depuis l’avènement du Directoire, avec des intermèdes qui ne furent même pas des fantaisies. Je m’en plaignais l’autre soir à mes entours. Il s’ensuivit un entretien de métaphysique, lequel fut bien agréable. Comme chacun parla comme il faut! Quelle connaissance du cœur de l’homme et du nôtre! Quelle pénétration de toutes les subtilités! Quelle imagination! Quelle poésie! Quelle analyse délicate de nos sentiments! Le malheur est que nous n’en éprouvons aucun.

De fil en aiguille, et remontant des effets aux causes, nous fîmes une critique bien acerbe et bien juste des coutumes présentes. Chacun dit tour à tour son fait à notre siècle. J’ai remarqué que tous les gens d’esprit de tous les temps se trouvent mal logés dans leur époque, et qu’ils crient, mais qu’ils se gardent bien d’ailleurs de manquer à l’usage en quoi que ce soit.

Arnault eut pourtant le courage de son optimisme. « Mon Dieu! dit-il, vous vous indignez des dehors de nos gens et de leurs mœurs amoureuses! Savez-vous ce qu’il en sera dans cent ans d’ici, et que nos petits-enfants auront peut-être sujet de regretter le Directoire?

— Non, monsieur, dis-je, je ne le sais point, moi ni personne.

— Et moi, peut-être que je puis vous le faire savoir.

— Êtes-vous donc magicien, monsieur?

— Non, madame; et toutefois... mais il suffit : je vous réserve une surprise pour demain.

— Eh bien! donc, à demain.»